Au début du mois de juillet dernier, j’ai fait une petite escapade au parc de la Gaspésie.
Aussitôt entrés dans le parc, nous remarquâmes la vaste quantité de conifères de couleur rouille, comme s’ils avaient tous été brûlés.
À des lieues à la ronde, on ne voyait que du brun orangé. Ma première réflexion : un mois de juin très chaud et sec qui aurait sans doute affecté la croissance de ces arbres?
Ce n’est que plus tard que je découvris le pot aux roses.
Une fois confortablement installés, le soir de notre arrivée, je fis une tournée de notre petit coin de camping. Un des tout premiers insectes que je pris en photo était une drôle de chenille, pas si grosse, qui me pendait au bout du nez. À ce moment, je n’avais pas encore pensé regarder vers le haut. Sinon j’aurais eu toute une surprise. Mais le soir approchait et je rebroussai chemin.
Le lendemain allait être plus propice à la découverte des lieux de toute façon!
C’est en effet le lendemain, en arpentant le sentier bien connu conduisant au lac aux Américains, que je réalisai l’ampleur du désastre. Les mêmes chenilles nous pendaient partout au visage. Les résineux en étaient infestés.
De qui s’agissait-il?
De la fameuse tordeuse des bourgeons de l’épinette (Choristoneura fumiferana), un lépidoptère de la famille Tortricidae.
Et elle était la cause de notre observation initiale : des résineux desséchés… car largement dévorés. Partout. Toutes les montagnes. Des kilomètres à la ronde!
Plus précisément, les pointes des conifères étaient mangées, mais aussi emberlificotées dans des fils de soie – des tonnes – tissés par les chenilles.
En dépit de son nom, la tordeuse des bourgeons de l’épinette a un faible plus prononcé pour le sapin baumier. Selon le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), cela serait attribuable à un développement de la tordeuse mieux synchronisé avec le celui des nouvelles pousses de sapins. Néanmoins, la chenille est susceptible de se nourrir des pousses d’épinettes blanches et, dans une moindre mesure, d’épinettes rouges et noires. En période épidémique, elle peut même s’attaquer à d’autres essences résineuses.
La chenille est brune ou verdâtre tachetée de blanc ou blanc crème. Sa tête est noire ou brune. Les chenilles matures atteignent 25 mm.
Celles aperçues au début du mois de juillet en étaient vraisemblablement à leur dernier stade larvaire – qui s’observe généralement vers la fin juin. Elles dévorent les nouvelles pousses des conifères, confortablement installées dans l’abri qu’elles tissent et qui se compose également de leurs déjections, de débris et d’aiguilles.
J’ai remarqué qu’elles se déplaçaient légèrement hors de ces abris, mais s’y réfugiaient rapidement dès qu’un peu dérangées – dans ce cas-ci, par mon copain et moi qui tentions de les photographier de près. De plus, j’ai observé qu’elles étaient nombreuses à sortir de leur cachette pour se laisser glisser plus bas, au bout de leur fil, sur le plant qu’elles occupaient, sans doute à la recherche de pousses fraîches à croquer. Selon les sources consultées, elles peuvent aussi, de cette façon, se laisser porter par le vent vers de nouvelles aires d’alimentation. Ce qui devait être une mission quasi impossible étant donné l’infestation démesurée qui se présentait sous nos yeux. Il ne restait pas de pousses intouchées!
Il faut ajouter que, plutôt que de se retrouver sur de nouvelles pousses, elles se retrouvaient souvent en plein dans notre figure… et celle des autres randonneurs. Il fallait garder la bouche bien fermée!
Au moment de notre passage, quelques chrysalides étaient déjà visibles. C’est après 10 à 14 jours qu’en émergent les adultes, de petits papillons tachetés d’une vingtaine de millimètres d’envergure. Ceux-ci ne se nourrissent point et vaquent plutôt à chercher un partenaire pour se reproduire. On peut les observer en vol au Québec de la mi-juillet à la fin août. Ils peuvent notamment être attirés aux pièges lumineux.
Les femelles fécondées pondent quelque 200 œufs, déposés en petites masses de 10 à 50 unités (varie selon les sources consultées) sur la face intérieure des aiguilles des conifères. Les chenilles qui en émergent s’affairent rapidement à préparer un abri qui leur permettra de survivre aux rigueurs de l’hiver. Ce dernier, construit dans les crevasses des écorces, les lichens ou tout autre substrat convenable, se nomme hibernaculum. Elles y passeront leur second stade larvaire.
Le printemps venu, les jeunes chenilles grimpent jusqu’à l’extrémité des branches pour se nourrir d’abord de pollen, jusqu’à ce que les bourgeons s’ouvrent. Pendant cette période, elles peuvent également se nourrir des aiguilles des années précédentes ou encore des cônes.
L’espèce est indigène au Québec. Commune, elle présente des pics d’abondance cycliques. Les « épidémies » se produisent tous les 29-30 ans, environ. Selon le site du MFFP, les épidémies précédentes auraient été recensées pour les années 1909, 1938, 1967 et 1992. Si l’on additionne environ 30 ans, on peut conclure que 2020 est près de l’intervalle où la probabilité d’une épidémie est élevée. Ressources Naturelles Canada (Gouvernement du Canada 2020) écrivait qu’en 2019, plus de 9,6 millions d’hectares forestiers avaient subi une défoliation jugée de modérée à sévère, suggérant un certain degré d’infestation dans les années récentes.
Comme vous pouvez vous en douter, la tordeuse des bourgeons de l’épinette, aussi nommée « TBE », est susceptible de causer bien des dommages aux peuplements forestiers. Elle est considérée comme une peste, causant la perte d’importantes ressources ligneuses. Pis encore, Leboeuf et Le Tirant (2018) indiquent qu’il s’agirait du pire fléau des forêts dans l’est du pays!
Cela fait d’elle un insecte attentivement étudié : elle est l’objet de suivis à l’échelle de la province. Ainsi, un système de détection s’appuyant sur un réseau de stations permanentes a été élaboré pour suivre son développement et sa distribution. De même, des activités de prévention et des actions visant une lutte directe ont été élaborées et peuvent être utilisées au besoin.
À cela s’ajoute la prédation. Au moment de nos observations, nous avons pris en photo plusieurs oiseaux qui se gavaient tantôt des chenilles, tantôt des chrysalides. Lesdites photos ne constituent pas des chefs-d’œuvre, mais je les ai néanmoins intégrées à la présente chronique (voir la galerie photo ci-dessous). En particulier, on y voit un merle d’Amérique avec une chrysalide au bec (notez qu’il y a une autre chrysalide qui pend au-dessus de la tête de ce dernier), ainsi qu’un junco ardoisé dont le bec est chargé de chenilles. Malheureusement, ces prédateurs ne sont pas suffisants pour réduire significativement les populations épidémiques, mais il n’en demeure pas moins qu’ils profitent de cette manne… ou de ces lépidoptères, si vous préférez!
Autre fait intéressant : la TBE serait victime d’une guêpe parasitoïde de la famille des Ichneumonidae : Glypta fumiferanae. Cela répond à l’une de mes interrogations : sur la toute première photo que j’ai prise, je notais la présence d’un œuf ovale et blanc en plein centre de « ma » chenille. Visiblement, elle était parasitée, mais par qui? Voilà maintenant chose connue! [ERRATUM : Un lecteur averti de DocBébitte m’a signalé que l’œuf photographié sur la chenille en serait un appartenant à la mouche Smidtia fumiferanae, plutôt qu’à la guêpe Glypta fumiferanae. Je le remercie pour sa vigilance!]
Pour terminer, pourquoi parler de tordeuse des bourgeons de l’épinette si cette dernière préfère les sapins? Il semble que cela remonte aux premières activités d’exploitation forestière qui s’intéressaient davantage aux épinettes : on ne remarquait alors pas que la tordeuse faisait aussi – et encore davantage – perdre la tête aux pousses de sapins!
Galerie photo
Pour en savoir plus
- Beadle, D. et S. Leckie. 2012. Peterson field guide to moths of Northeastern North America. 611 p.
- Bug Guide. 2010. Species Choristoneura fumiferana – Spruce Budworm – Hodges#3638. https://bugguide.net/node/view/35699 (page consultée le 26 octobre 2020).
- Bug Guide. 2020. Species Glypta fumiferanae. https://bugguide.net/node/view/349651 (page consultée le 26 octobre 2020).
- Dubuc, Y. 2007. Les insectes du Québec. 456 p.
- Eiseman, C. et N. Charney. 2010. Tracks and Signs of Insects and Other Invertebrates. 582 p.
- Hébert, C., Comptois, B. et L, Morneau. 2017. Insectes des arbres du Québec. 299 p.
- Leboeuf, M. et S. Le Tirant. 2018. Papillons de nuit et chenilles du Québec et des Maritimes. 335 p.
- Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. 2019. La tordeuse des bourgeons de l’épinette. https://mffp.gouv.qc.ca/forets/fimaq/insectes/fimaq-insectes-insectes-tordeuse.jsp (page consultée le 24 octobre 2020).
- Normandin, E. 2020. Les insectes du Québec. 620 p.
- Gouvernement du Canada. 2020. Tordeuse des bourgeons de l’épinette. https://www.rncan.gc.ca/nos-ressources-naturelles/forets-foresterie/feux-de-vegetation-insectes-pert/principaux-insectes-maladies-des/tordeuse-des-bourgeons-de-lepinette/13384 (page consultée le 24 octobre 2020).
- Wikipédia. 2019. Tordeuse des bourgeons de l’épinette. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tordeuse_des_bourgeons_de_l%27%C3%A9pinette (page consultée le 26 octobre 2020).