Cette année, bon nombre d’entomologistes amateurs ont eu la chance d’observer de jolies chenilles bleues et poilues qui arpentaient – voire dévoraient – les arbres et arbustes croissant près de leurs demeures. Sur le site Facebook Photos d’insectes du Québec, plusieurs photographes ont effectivement fait part de clichés comprenant de tels insectes. Ces chenilles s’avéraient être, pour la plupart, des livrées des forêts (Malacosoma disstria). Il s’agit de notre insecte-mystère de la devinette de la semaine dernière.

Je fis quelques observations moi-même au courant du mois de juin : la première fois dans un parc urbain à proximité du travail et les fois subséquentes dans ma propre cour, qui est bordée par une forêt. Je fus d’abord surprise de tomber sur des dizaines de spécimens dans un parc près du Complexe-G, où je travaille, et qui se situe en pleine ville de Québec! Non seulement de nombreuses chenilles étaient visibles, mais je pus également photographier des mues desdites chenilles présentes en amas sur plusieurs arbres. J’en récoltai quelques-unes que je pris ensuite le temps d’examiner sous la loupe de mon stéréomicroscope. Des photographies jointes à la présente chronique vous permettront d’apprécier ces dernières.



Ces chenilles sont grégaires pendant les premiers stades de leur vie, expliquant pourquoi je trouvai des exuvies amassées en aussi grand nombre. Cela suggère qu’elles ont mué à proximité les unes des autres avant de se disperser. Malgré leur nom anglais « Forest tent caterpillars », les livrées des forêts ne construisent pas de toiles en forme de tente pour s’y regrouper. Néanmoins, j’appris en consultant des documents aux fins de la présente chronique qu’elles tissent un nid de soie – un peu à l’instar d’un matelas moelleux – où elles s’attroupent, en particulier lorsque vient le temps de muer. Elles s’y éloignent pour s’alimenter. Fait intéressant, ce lieu de rencontre serait imprégné de phéromones, facilitant le retour des chenilles vers celui-ci une fois qu’elles sont repues.
Une autre espèce de Lasiocampidae, Malacosoma americana (Livrée d’Amérique), elle aussi fort commune, est très connue pour sa propension à fabriquer des tentes. Ce serait d’ailleurs cette dernière qui serait à l’origine des nombreuses toiles que l’on peut voir défiler le long des routes au début de l’été. Elle arbore des teintes bleutées faisant en sorte qu’on peut la confondre avec la livrée des forêts. Toutefois, sa robe possède généralement des teintes plus orangées ou plus sombres (voir cet exemple). Les motifs parcourant la face dorsale de son abdomen sont également différents : ils forment une fine ligne blanche qui traverse, de façon ininterrompue, tout le centre du dos. En revanche, les motifs blancs sur le dos de la livrée des forêts s’apparentent à des « traces de pas » selon Marshall (2009). Si vous regardez attentivement, vous pourriez même y déceler un animal – fait qui a été souligné par Yves Dubuc sur le site Facebook Lesinsectes Duquebec. En effet, n’y voyez-vous pas… des pingouins?
La livrée des forêts ne fait pas la fine bouche et avale les feuilles d’un bon nombre d’arbres et d’arbustes : peupliers faux-tremble (serait son essence préférée), érables à sucre, saules, chênes, aulnes, autres espèces de peupliers, bouleaux, amélanchiers, etc. Ce lépidoptère peut s’avérer être un ravageur important et est par conséquent considéré comme une peste en période de forte abondance. Des épidémies de livrées des forêts ont d’ailleurs été recensées au Québec dans le passé. En particulier, Handfield (2011) relate une épidémie ayant eu lieu en Abitibi qui fut si intense que les routes se retrouvèrent couvertes de milliers de chenilles. Ces dernières, une fois écrasées par les voitures, rendirent les routes glissantes à un point tel qu’elles engendrèrent de nombreuses sorties de route!



Les habitats privilégiés par cette espèce sont variés. Malgré son nom, la livrée des forêts se rencontre non seulement en forêt, mais aussi partout où ses plantes-hôtes croissent. Cela inclut les boisés urbains, ainsi que les parcs flanqués de quelques arbres ornementaux comme j’ai pu le constater près de mon lieu de travail.
La livrée des forêts se transforme en joli papillon de nuit brun de taille moyenne (25-45 millimètres d’envergure), dont l’abdomen est passablement poilu. C’est lors d’une chasse de nuit réalisée pendant le dernier congrès de l’AEAQ (Association des entomologistes amateurs du Québec) en juillet 2016 que j’observai plusieurs individus. Lors de la préparation de la présente chronique, je lus dans Handfield (2011) que l’adulte d’une autre espèce, la livrée du Nord (M. californica), peut être confondue avec la livrée des forêts. En effet, certaines formes des deux espèces se ressemblent à un point tel qu’il faudrait, selon Handfield, les disséquer afin de confirmer l’identité hors de tout doute. Toutefois, M. californica semble très rare au Québec, ce qui nous laisse croire que les individus aperçus en grand nombre étaient des livrées des forêts.
Les adultes sont attirés par les lumières, faisant en sorte qu’il est possible de les observer lors de chasses nocturnes (pour les entomologistes!) ou à proximité de nos demeures. Au printemps, ce sont d’abord les mâles qui sont rencontrés. Ces derniers s’affairent à dénicher une femelle – souvent encore dans son cocon. Les sources consultées suggèrent qu’elles émettraient déjà, à ce stade, des phéromones. Ainsi, les femelles s’assurent d’avoir un mâle à portée de main dès qu’elles émergent de leur cocon!
Une fois fécondées, les femelles pondent leurs œufs – jusqu’à 300 – en amas qu’elles recouvrent d’une matière visqueuse qui les protégera de la sécheresse et du froid. En effet, ces œufs devront survivre au froid hivernal avant d’éclore au retour du temps plus chaud. Les hivers très froids peuvent donc réduire les populations de livrées des forêts, alors que les hivers plus cléments pourraient favoriser de fortes abondances.
Selon le taux de survie, ce sont quelques dizaines à quelques centaines de petites chenilles qui verront le jour le printemps venu. Ces toutes petites larves ne tarderont pas à devenir les jolies chenilles bleues et poilues dont nous sommes plusieurs à avoir fait connaissance cette année!
Vidéo 1. Cette jolie chenille bleue et poilue est une livrée des forêts.
Vidéo 2. Livrée des forêts trouvée dans ma cour. Je l’ai amenée dans mon bureau afin de l’observer quelques instants sous mon microscope Celestron InfiniView. Elle fut remise en liberté sans heurts!
Pour en savoir plus
- Beadle, D. et S. Leckie. 2012. Peterson field guide to moths of Northeastern North America. 611 p.
- Bug Guide. Species Malacosoma disstria – Forest Tent Caterpillar Moth. http://bugguide.net/node/view/560
- Dubuc, Y. 2007. Les insectes du Québec. 456 p.
- Handfield, L. 2011. Guide d’identification – Les papillons du Québec. 672 p.
- Marshall, S.A. 2009. Insects. Their natural history and diversity. 732 p.
- Wagner, D.L. 2005. Caterpillars of Eastern North America. 512 p.
- Wikipedia. Forest tent caterpillar moth. https://en.wikipedia.org/wiki/Forest_tent_caterpillar_moth