De miniatures oursons aquatiques

Il arrive parfois que l’on fasse des découvertes inattendues. J’avais souvent entendu parler de ces fameux tardigrades – que l’on appelle communément « oursons d’eau ». Je ne me doutais cependant pas que j’allais en observer en examinant sous le stéréomicroscope un filtre usé provenant d’un de mes aquariums.

Ce qu’il faut dire, c’est que les tardigrades sont des invertébrés microscopiques que l’on ne peut habituellement voir à l’œil nu. Selon les sources, la taille des adultes varie de 0,05 à 1,5 mm de long (moyenne de 250 à 500 microns), certaines espèces étant plus grandes que d’autres. À mon esprit, ils étaient si petits que je ne croyais pas en voir avec les outils que j’avais en main.

Filtre aquarium
Filtre usé qui a servi à filtrer l’eau d’un de mes aquariums; les fourreaux de chironomes sont visibles à l’œil nu

Si vous me connaissez, vous savez que j’adore le monde des invertébrés aquatiques. Je me suis donc amusée récemment à examiner un des filtres de mes aquariums que je venais de remplacer. Ce dernier était couvert de petits fourreaux construits par des chironomes et je m’attendais en fait à observer des larves de ces petites mouches (qui vivent dans les milieux aquatiques, comme je le mentionne dans cette chronique). Quelle ne fut pas ma surprise de voir, non pas des chironomes, mais tout un tas de petites masses blanches ramper sur la mousse du filtre. Au début, je me demandais s’il s’agissait de larves microscopiques d’autres insectes : en particulier, elles ressemblaient à de très petits trichoptères avec leur corps mou et leur paire de pattes situées au bout du dernier segment de l’abdomen. Tentant de mieux distinguer les petites formes rampantes, je pus éventuellement détecter la présence de huit courtes pattes qui semblaient non segmentées. De surcroit, les individus me faisaient penser à de petits rats (voire des oursons) chauves… je venais d’observer mes premiers tardigrades en direct!

J’ai agrémenté la présente chronique de deux courtes vidéos où l’on peut apercevoir de petites masses blanches globuleuses se déplacer lentement sur mon filtre. D’ailleurs, le terme « tardigrade » signifierait « marcheur lent ». Cela sied bien aux individus à démarche nonchalante que j’ai pu observer!

Malheureusement, la résolution de mon stéréomicroscope ne me permettait pas de vous présenter des images plus précises de ces minuscules invertébrés. Il existe cependant des photos et des vidéos bien plus nettes sur Internet, dont celle-ci où le rapprochement se fait de façon progressive sur le tardigrade. Ne trouvez-vous pas que ces bêtes ressemblent à de petits rats chauves? Ou encore, comme leur nom le suggère, à une sorte d’ourson?

Tardigrade sur filtre
C’est qu’ils sont petits, ces tardigrades! Agrandissement de 45x d’un tardigrade sur un fourreau de chironome.
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Clichés de tardigrades tirés de Thorp et Covich (2001)

Ce qui est le plus étonnant chez ces petits animaux, c’est qu’ils sont extrêmement tolérants et résistent à des conditions qui tueraient tout autre animal. À titre d’exemple, des tardigrades ont été exposés au vide spatial… et ont survécu! Ceux-ci sont également très résistants aux rayonnements comme les rayons X ou les ultraviolets. Par ailleurs, ils peuvent survivre à une déshydratation extrême (passer d’une proportion d’eau corporelle de plus de 80% à moins de 3%), de même qu’à des températures extrêmement froides (-272 °C) ou chaudes (150 °C)!

Quel est leur secret? C’est la cryptobiose. Il s’agit d’un ralentissement prononcé du métabolisme où l’organisme cesse toute activité : croissance, reproduction et vieillissement sont mis sur pause. Différentes formes de cryptobioses sont décrites par Thorp et Covich (2001). Celle qui semble être la plus répandue – c’est du moins celle à laquelle on semble faire le plus souvent référence sur Internet, bien qu’on ne la nomme pas telle quelle – serait l’anhydrobiose. Dans ce cas, le tardigrade se roule en boule compacte et rétracte ses pattes et sa tête. Il se déshydrate presque entièrement de sorte à ne former qu’un petit « tonneau ». De plus, l’eau de son corps est remplacée par un sucre (le tréhalose), ce qui l’empêche de geler. On peut voir un tardigrade qui se déshydrate dans cette vidéo dénichée sur YouTube. Malgré les apparences, le tardigrade est bien vivant et peut « revenir à la vie » lorsque les conditions environnementales redeviennent propices. À  noter que ce ne sont pas toutes les espèces de tardigrades qui possèdent cette capacité étonnante; Thorp et Covich (2001) indiquent en effet que les espèces des milieux aquatiques seraient moins habiles en la matière que leurs consœurs plus « terrestres ».

À ce sujet, ces petites bêtes tolérantes sont retrouvées un peu partout autour du globe : des très hautes montagnes aux fosses océaniques, ainsi que des régions tropicales jusqu’aux régions polaires! On les retrouve particulièrement dans les mousses et les lichens, où elles se nourrissent d’algues, de petits invertébrés et de divers débris végétaux. Il n’est donc pas surprenant que j’en aie observé plusieurs dans la mousse de mon filtre… un habitat visiblement propice pour ces étranges animaux! Aussi, malgré leur nom « oursons d’eau », il semble qu’on ne retrouve pas les tardigrades uniquement sous l’eau. Les endroits à fort taux d’humidité, dont le substrat au sol, la litière de feuilles, ainsi que les mousses et lichens, semblent également constituer un milieu de vie adéquat. Une des sources consultées indique en fait que ces tardigrades seraient « limnoterrestres », c’est-à-dire qu’ils vivraient dans de minuscules poches d’eau interstitielle. Selon Thorp et Covich (2001), tous les tardigrades, quel que soit leur habitat, requièrent d’être recouverts d’une mince couche d’eau pour être actifs. Ils ont donc indubitablement besoin d’eau pour survivre!

Les tardigrades jouent un rôle important dans les chaînes alimentaires : ils sont à la base de l’alimentation de maints invertébrés aquatiques ou terrestres : nématodes, mites d’eau (hydrachnida), collemboles, larves d’insectes, araignées et autres tardigrades. S’ils ne sont pas dévorés, ils peuvent vivre de 3 à 30 mois (selon l’espèce). Naturellement, ils peuvent « vivre » encore plus longtemps s’ils interrompent leur développement par cryptobiose. Thorp et Covich (2001) relatent, à titre d’exemple, des spécimens qui seraient demeurés viables pendant 120 années sur des herbiers. D’autres sources consultées mentionnent quant à elles une viabilité pouvant se mesurer sur des milliers d’années pour des spécimens préservés dans la glace!

Vous avez un stéréomicroscope et souhaitez partir à la découverte de ces étranges créatures? Récoltez un peu de mousse terrestre ou aquatique, assurez-vous que ce substrat soit hydraté, et recherchez de petites masses qui se déplacent lentement! Bien que les tardigrades d’eau douce soient généralement blanchâtres ou peu colorés, certains tardigrades terrestres arborent une coloration brune, jaune, orange, rose, rouge ou verte. Sachez donc que les « masses » qui se meuvent nonchalamment peuvent exhiber des couleurs variées. Si vous possédez des aquariums comme moi, vous pouvez aussi recueillir des amas algaux ou simplement jeter un coup d’œil aux filtres usés qui sont, il faut le dire, un terrain fertile pour de nombreux petits invertébrés… je pourrai d’ailleurs vous faire part d’autres observations intrigantes dans le cadre d’une prochaine chronique!

 

Vidéo 1. Regardez attentivement, c’est petit! Il s’agit d’un tardigrade qui se promène sur un fourreau de chironome (agrandissement de 45 fois). Vers la seconde moitié de la vidéo, on peut deviner les deux pattes non articulées situées à l’arrière de l’individu. On voit également un petit nématode qui se déplace vers la droite du tardigrade.

 

Vidéo 2. Deux tardigrades se meuvent lentement sur cette vidéo. Voyez-vous les deux masses blanches qui se promènent?

 

Pour en savoir plus

La petite géante

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Punaise d’eau géante du genre Belostoma retrouvée dans la piscine de mes parents
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Taille de Lethocerus (gauche) versus Belostoma (droite) – on voit ma main en comparaison

Aviez-vous deviné que l’insecte-mystère de la semaine dernière était une punaise d’eau géante (famille Belostomatidae)? Plus particulièrement, il s’agit d’un hémiptère du genre Belostoma, une sorte de punaise d’eau géante… mais pas aussi grosse que les individus du genre Lethocerus. On peut donc dire d’elle que c’est une petite géante!

La taille de cette punaise d’eau est un bon critère permettant d’identifier le genre. Selon Merritt et Cummins (1996), trois genres sont retrouvés en Amérique du Nord : Lethocerus, Belostoma et Abedus. Les membres du premier genre font 40 mm et plus de longueur, alors que ceux appartenant aux deux autres genres mesurent 37 mm et moins (26 mm et moins pour le genre Belostoma). Les individus du genre Abedus sont toutefois retrouvés plus au sud de l’Amérique du Nord, faisant en sorte que l’on ne recense finalement que deux genres au Québec.

S’il réside un doute lors de l’identification, malgré la différence de taille, vous pouvez examiner les pattes et le rostre des spécimens capturés ou photographiés. Les tibias et tarses des pattes postérieures du léthocère sont plus larges et aplatis que ceux des autres pattes, alors qu’on voit peu de variation dans la forme des différentes pattes chez le genre Belostoma. Par ailleurs, le premier segment du rostre diffère également chez les deux genres : celui de Lethocerus est plus court (la moitié de la longueur du second segment), alors que celui de Belostoma est plus long (environ la même longueur que le second segment).

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Lethocerus sp. (A et B) versus Belostoma sp. (C et D). En A, le tibia et le tarse de la patte arrière est plus large que les autres pattes, alors que les différentes pattes en C ont une forme plus similaire. En B, le segment 2 est plus long que le segment 1, alors que les deux segments en D sont de longueur similaire.

Et parlons-en de ce rostre! Les punaises d’eau géantes sont de voraces prédateurs. C’est à l’aide de leur rostre affilé qu’elles empalent leurs proies pour y injecter des sucs digestifs. Une fois l’intérieur des proies liquéfié, les punaises n’ont qu’à siroter leur repas! Toute proie de taille à être maîtrisée est digne de faire partie du menu : autres insectes, petits poissons, têtards et grenouilles. Rien ne leur échappe! Selon les sources consultées, des léthocères auraient même été observés se nourrissant de petits oiseaux et de canetons!

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Oups, je n’avais pas prévu l’avoir sur la main!
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On voit bien son long rostre sous sa tête

De plus, les punaises d’eau géantes sont connues pour piquer les doigts inquisiteurs. Sur Bug Guide, un des noms communs de ces punaises est « Toe Biter » – soit « mordeur d’orteil »! À ce qu’il semble, la piqûre est douloureuse. Je ne fus donc pas très brave lorsque je manipulai une de ces punaises – une Belostoma – que j’avais retrouvée coincée dans l’écumoire de la piscine de mes parents. N’étant pas habituée à manipuler ces bêtes (je me fiais à des vidéos que j’avais vues sur Internet), l’individu m’échappa pour se balader tranquillement sur mon pouce. Je retins mon souffle quelques instants, mais réalisai rapidement que la bête ne me portait aucun intérêt. Elle préféra plutôt amorcer un étrange mouvement de « pompe » avec son thorax. Ayant déjà senti un dytique vibrer dans ma main avant de prendre son envol (cette chronique), je présumai qu’il pouvait s’agir d’une sorte d’échauffement avant le décollage. Je pris le tout sur vidéo – que vous pourrez visionner ci-dessous. À mon grand plaisir, la punaise prit effectivement son envol. Quelle observation intrigante, ne trouvez-vous pas?

Par ailleurs, en visionnant mes photographies aux fins du présent billet, je notai plusieurs petits points rouges sur le corps de ma jolie punaise. Celle-ci était parasitée, probablement par de petits acariens aquatiques que l’on nomme Hydrachnidae (cette photo).

Comme son nom l’indique, la punaise d’eau géante passe une bonne partie de son temps sous l’eau. On retrouve typiquement les adultes dans les milieux où le courant est faible, tête vers le bas. Le bout de leur abdomen, quant lui, pointe légèrement hors de l’eau. Il est muni de deux appendices (nommés « air straps » en anglais) qui servent à la respiration. Ces organes sont rétractables contrairement aux longs siphons apparents qu’arborent les Nepidae (voir cette chronique sur les ranatres). À cause de leur préférence pour les habitats lentiques, ces jolies punaises se retrouvent souvent dans les piscines – tout comme les dytiques, d’autres insectes qui affectionnent les milieux peu turbulents. C’est en particulier pendant la période de reproduction que ces insectes se déplaceront davantage d’un plan d’eau à un autre – ou d’une piscine à l’autre! C’est aussi à cette époque que l’on peut les observer près de nos demeures. En effet, un de leur nom anglais est  « Electric light bugs ». À ce qu’il semble, leur propension à se retrouver aux lumières les soirs d’été leur a valu ce surnom.

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Vue dorsale de la Belostoma sp. trouvée dans la piscine de mes parents
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Plusieurs parasites étaient fixés sur la punaise

Le comportement parental des punaises d’eau géantes (genres Belostoma et Abedus) est intéressant. Chez ces deux groupes, les mâles jouent un rôle déterminant dans la survie des rejetons. En effet, les femelles pondent leurs œufs sur le dos des mâles, où ils sont solidement collés. Les mâles ont ensuite la lourde tâche de protéger les œufs des prédateurs et de s’assurer qu’ils sont oxygénés et humidifiés adéquatement. Une fois les œufs menés à maturité, les jeunes punaises écloront directement sur le dos de leur père.

Bien que la distinction entre les deux genres de Belostomatidae présents au Québec semble aisée selon Merritt et Cummins (1996), je suis tombée sur quelques incohérences qui me font croire que beaucoup confondent ces deux groupes apparentés. Par exemple, sur le site Wikipédia en français, la photographie présentée sous « Belostoma » au moment de l’écriture de la présente chronique (décembre 2016) était en fait un Lethocerus – on le voit par la taille et la forme du corps de l’insecte, ainsi que de ses pattes. De même, j’avais acheté une punaise d’eau géante naturalisée lors d’un précédent Salon des insectes de Montréal, laquelle était identifiée « Belostoma sp. »… Mais cette dernière possède toutes les caractéristiques de Lethocerus sp. J’en comprends donc que ce n’est pas parce qu’un insecte est une punaise d’eau géante qu’il faut immédiatement l’identifier comme étant un genre précis. Il faut prendre le temps de jeter un coup d’œil à ses caractéristiques – lesquelles sont heureusement visibles à l’œil nu. Une bonne chose pour ceux qui, comme moi, préfèrent prendre leurs spécimens en photographie plutôt que les tuer!

Pour terminer, en ces temps plus froids, vous vous demandez sans doute que font au juste les punaises d’eau géantes? Afin de passer à travers les rigueurs de l’hiver, nos sympathiques hémiptères déménagent vers des plans d’eau plus profonds où ils « s’emmitouflent » dans la boue. Une fois le printemps venu, ils s’envoleront pour rejoindre à nouveau les étangs peu profonds et les rivières… ou encore nos piscines, où l’on pourra les observer avec plaisir!

 

Vidéo 1. Punaise d’eau géante du genre Belostoma. Celle-si s’échappa de mes doigts pour se promener sur ma main. Heureusement, elle n’était pas intéressée à me piquer! Vous pouvez mettre le son si vous voulez entendre les commentaires que j’ai effectués sur le vif!

 

Vidéo 2. Étrange mouvement de « pompe » effectué par cette punaise d’eau géante. Il s’agissait sans doute d’une façon de s’échauffer avant de prendre son envol. Qu’en pensez-vous?

 

Pour en savoir plus

 

Un scorpion sous l’eau

Il est de ces bêtes qui semblent tout droit sorties d’un film de science-fiction. Je vous dirais que c’est le cas de notre insecte de la semaine : ressemblant à une anodine brindille, il est pourtant muni de pattes antérieures dignes d’un raptor et d’un petit rostre affilé comme un pieu… tous deux conçus pour tuer! Même son surnom ne laisse pas place à interprétation : c’est le scorpion d’eau!

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Étrange créature, que cette ranatre
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La ranatre a profité de son transit dans un grand bol plein d’autres insectes pour se remplir la panse

En fait, pour être plus précise, je compte vous entretenir au sujet d’un genre en particulier appartenant à la famille Nepidae (ordre des hémiptères), les ranatres (genre Ranatra). Toutefois, ce sont tous les genres de cette famille – Ranatra, Nepa et Curicta pour ceux retrouvés en Amérique du Nord – qui sont appelés scorpions d’eau.

Les ranatres se distinguent des autres genres par leur long corps filiforme qui, lorsqu’elles sont immobiles, ressemble à s’y méprendre aux branches et au feuillage des plantes aquatiques parmi lesquels elles se cachent. Les autres genres sont plus costauds et pourraient être confondus, si l’on ne s’avère pas suffisamment attentif, à une punaise d’eau géante (Belostomatidae). Une bonne façon d’éviter toute erreur d’identification est d’examiner l’abdomen des spécimens : les Nepidae – qu’il s’agisse ou non du genre Ranatra – possèdent deux longs tubes respiratoires parallèles disposés tout au bout de leur abdomen. Ceux-ci se comparent bien au tuba du plongeur et leur permettent de demeurer submerger sous l’eau, à l’affut d’une proie.

Je fis la rencontre d’une ranatre très récemment, à la fin du mois de juillet. Nous avions rendez-vous chez le cousin de mon conjoint pour une fête de famille. À mon grand bonheur, ce cousin possède un étang fort riche en biodiversité au bord duquel j’avais déjà photographié une vaste quantité de libellules lors de précédentes visites. Je savais donc que les eaux de l’étang cachaient sans aucun doute une myriade de naïades d’odonates et leurs proies. Cette fois-ci, cependant, j’avais prévu le coup et j’étais équipée d’un filet troubleau, de souliers d’eau, ainsi que de pots et de bols conçus pour examiner les espèces capturées. Comme je ne collecte aucun invertébré vivant (ma collection est faite de spécimens retrouvés déjà morts), mon objectif principal était de les observer et de prendre autant de photographies que mon appareil – ou plus souvent le temps – me le permet!

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Immobile, elle ressemble à une brindille

Les coups de filet que je donnai dans l’eau me permirent d’observer une vaste variété d’invertébrés : zooplancton, éphémères, odonates (anisoptères et zygoptères), dytiques, corises, etc. Or, c’est la vue d’une ranatre qui me fit m’exclamer « yahouuu » haut et fort! Pourquoi donc toute cette excitation? Ce que je dois vous dire, à ma défense, c’est que ce n’était que la deuxième fois que j’en voyais une sur le terrain – la première datant de mes cours d’écologie aquatique en 2000. Aussi, j’étais cette fois-ci armée d’un appareil photo! Bien que j’aie quelque 150 sites d’échantillonnage d’invertébrés aquatiques à mon actif (majoritairement lors de mes études universitaires), il importe de mentionner que j’ai toujours échantillonné dans les zones où le courant est rapide et où les roches affleurent. Cependant, les ranatres préfèrent les milieux où le courant est plus lent. On peut par conséquent les observer cachées parmi la végétation aquatique ou les débris ligneux en bordure des lacs, étangs et cours d’eau lentiques (courant lent), ainsi que dans les zones de déposition situées le long du littoral des rivières à courant plus rapide. La première fois que j’en observai une en 2000, c’était dans un petit ruisseau à courant moyen-faible bondé de plantes aquatiques et situé tout près de la Station de biologie des Laurentides de l’Université de Montréal. Pour le spécimen de cette année, je m’affairais simplement à donner des coups de filet dans des herbiers et dans la vase en bordure d’un étang en banlieue de Sherbrooke.

La morphologie des scorpions d’eau est adaptée à leur environnement et à leur mode de vie. Ce sont des prédateurs peu mobiles passés maîtres dans l’embusquage. Ils attendent patiemment le passage d’une proie et s’en saisissent à l’aide de leurs pattes antérieures qui ressemblent de près à celles des mantes religieuses. Une fois la victime maîtrisée, la ranatre y plonge son rostre et sécrète des sucs digestifs qui ont tôt fait de liquéfier les tissus de sa proie. Ne reste plus qu’à siroter ce délicieux mets! En me documentant aux fins de la présente chronique, je lus dans Voshell (2002) que les membres de la famille Nepidae ont un faible pour les corises (Corixidae). Belle coïncidence : l’individu que je capturai profita de sa proximité avec un tas de petits insectes dans mon bol pour justement se délecter d’une corise (voir les photos et vidéos qui en témoignent)!

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Le camouflage est parfait!
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Les pattes antérieures font penser à celles d’une mante religieuse
Étang 2016
Un habitat riche en invertébrés aquatiques

Excellents prédateurs, on ne peut pas en dire autant pour leurs capacités à se mouvoir sous l’eau. Les ranatres font de piètres nageuses et choisissent généralement de se déplacer lentement, en marchant, entre les feuilles et les branches. Après avoir relâché la ranatre, je pris plusieurs photos et vidéos de celle-ci se déplaçant à la surface de l’eau. Pas facile de naviguer dans un tas de débris lorsque l’on est long et rigide comme un bout de bois! Néanmoins, cette apparence lui permet de se fondre à merveille au reste de l’environnement. Qui plus est, Voshell (2002) mentionne que la ranatre est si peu mobile qu’il lui arrive d’être colonisée par des algues, des protozoaires… et même des œufs de quelques insectes aquatiques comme des trichoptères, des corises et des notonectes! Cela doit ajouter à ses capacités de se camoufler, n’est-ce pas?

Si vous portez attention aux photographies, vous noterez que je ne tiens pas la tête de la ranatre vis-à-vis ma main ou mes doigts. J’ai souvent entendu dire que les ranatres et les nèpes, tout comme les punaises d’eau géantes (Belostomatidae) étaient susceptibles d’infliger une morsure douloureuse à l’aide de leur rostre. Vous en serez avertis!

En documentant la présente chronique, j’ai peiné à trouver des renseignements me permettant de confirmer l’espèce croquée sur le vif. Mes livres d’identification d’invertébrés aquatiques s’arrêtent au genre; celui de Merritt et Cummins (1996) indiquait toutefois que 10 espèces de Ranatra pouvaient être rencontrées en Amérique du Nord. Or, plusieurs de ces espèces n’habitent qu’au sud des États-Unis selon Bug Guide et Discover Life. Plusieurs échanges respectifs avec Gilles Arbour, Ludovic Leclerc et différents collègues sur le site Photos d’insectes du Québec me firent réaliser que la réponse ne semblait pas aussi simple que je me l’étais imaginée. Une suggestion de Roxanne S. Bernard me conduisit à relire un précédent article de Jean-François Roch dans l’édition du printemps 2014 de Nouv’Ailes – le périodique de l’Association des entomologistes amateurs du Québec – où celui-ci précisait ce qui suit au sujet des ranatres : « Le Québec est représenté par trois espèces dont il faut examiner les petites antennes fixées sous la tête pour les identifier ». Néanmoins, plusieurs commentaires reçus et lectures effectuées suggèrent pour leur part que Ranatra fusca – la ranatre brune – est de loin l’espèce la plus souvent rencontrée dans nos secteurs. Je tiens d’ailleurs à remercier tous ceux qui m’ont donné des conseils et des pistes à suivre!

N’ayant pas de photos suffisamment précises pour voir les antennes et ayant relâché le spécimen, je demeure prudente et ne pourrai par conséquent vous confirmer hors de tout doute l’identité de l’espèce observée. Qu’à cela ne tienne! Les ranatres constituent des insectes intrigants dont la morphologie et les mœurs n’auront pas fini de nous surprendre! Pour en savoir plus – j’aurais pu vous en écrire davantage, notamment à l’effet que les ranatres émettent des stridulations! –, n’hésitez pas à consulter les sources citées ci-dessous.

 

Vidéo 1. Ranatre capturée en juillet dernier. On voit que celle-ci en a profité pour se payer un petit repas (un Corixidae).

 

Vidéo 2. Aspect de la ranatre dans ma main, puis dans un bol rempli d’eau.

 

Vidéo 3. Ranatre relâchée dans l’étang. Celle-ci se déplace lentement, n’étant pas adaptée à la nage.

 

Pour en savoir plus