Comment tout a commencé
J’élève des mille-pattes géants d’Amérique du Nord (Narceus americanus) depuis novembre 2023.
En janvier dernier, je me suis aperçue qu’il n’y avait pratiquement plus de mille-pattes qui se promenaient dans leur terrarium, alors que j’aurais dû en voir une quinzaine.
Souhaitant vérifier qu’ils se portaient bien, j’ai d’abord soulevé la litière de feuilles à leur recherche. Surprise ! Un premier individu était recroquevillé immédiatement à la surface, l’air moribond, mais toujours vivant. N’étant pas certaine s’il était en mue et ne voulant pas l’interrompre, je décidai de le laisser tranquille en me disant que j’y reviendrais.
Quatre ou cinq jours plus tard, l’individu était mort. Zut !
Comme il était recouvert de collemboles, de tous petits arthropodes susceptibles de le décomposer, je le mis derechef dans l’alcool. Mon objectif : le préserver et l’examiner plus tard.
C’est aussi à ce moment que je me rendis compte que le substrat de mon terrarium était très sec. Cela me fit craindre une hécatombe de mille-pattes. Étaient-ils tous morts de sécheresse ?
Comme de fait, une fouille rapide me permit de dénicher un second individu mort. Son stade de décomposition était nettement plus avancé : il se réduisait en morceaux sous mes doigts. Je mis les morceaux dans un pilulier, que j’oubliai de ranger au congélateur.
Trois jours plus tard, coup de théâtre ! Une mouche s’agitait dans mon pilulier ! Abracadabra, apparue !
Au même moment, je découvrais la présence de quatre pupariums ovales (enveloppes rigides contenant des pupes) à l’intérieur du corps fragmenté du mille-pattes. Des formes que j’avais déjà observées chez une chenille parasitée (cette chronique).
Ciel ! Était-il parasité ?!?
Comble de malheur, le premier mille-pattes que j’avais préservé dans l’alcool était maintenant accompagné d’une belle grosse larve de mouche (qu’on appelle communément asticot). Elle avait dû s’en extirper lorsque j’ai plongé son hôte dans le liquide.
Constat : mes deux mille-pattes n’étaient pas simplement morts. Ils avaient été victimes de mouches potentiellement parasitoïdes.
Deux actions s’imposaient donc :
- Retirer au plus vite mes mille-pattes sains de mon terrarium;
- Me documenter sur lesdites mouches pour comprendre le risque auquel mes mille-pattes étaient exposés.
1. Sauve qui peut !
La macabre découverte s’est faite un jeudi soir et je travaillais le lendemain. Ne pouvant pas nettoyer mon terrarium de fond en comble en pleine semaine, j’ai opté pour une solution rapide: retirer tous les adultes sains, au cas où d’autres parasitoïdes s’y cachaient encore.
Quelle bonne idée ! Le lendemain, je voyais une première mouche apparaître dans mon terrarium. Puis deux de plus le surlendemain. En parallèle, une autre mouche émergea des pupariums dans ma fiole, pour un total de cinq individus matures.
2. Mais qui sont ces mouches, au juste ?
Comme je me suis peu attardée au monde des diptères (mouches, moustiques et semblables) à ce jour, je ne possède pas d’ouvrages me permettant d’aller bien loin dans leur identification. Cet ordre est effectivement très vaste et comprend des individus assez difficiles à identifier comparativement à d’autres groupes taxonomiques. Néanmoins, la clé bien imagée et simple offerte dans Marshall (2009) me permit de me rendre à la sous-famille Sarcophaginae (famille Sarcophagidae – appelées aussi mouches à damier ou mouches à chair, selon les sources consultées).
En parallèle, j’interpellai des collègues entomologistes sur les réseaux sociaux qui, en plus de me guider vers la famille Sarcophagidae, me partagèrent un intrigant article scientifique (Brousseau et collab., 2020)… sur le parasitage de mille-pattes géants d’Amérique du Nord (N. americanus) par deux espèces de sarcophagidés. Le tout observé ici même au Québec !
Il devenait possible que mes mille-pattes soient bel et bien parasités…
Merci, Frédéric, Félix-Antoine et Étienne, pour les tuyaux !
Qu’en est-il à ce jour ?
Un des auteurs de l’article susmentionné a vu mes publications et m’a recommandé de tenter de joindre l’une des coautrices, spécialiste dans l’identification de diptères, dont les Sarcophagidae. Malheureusement, la dame semble être à la retraite et je ne suis pas parvenue à la rejoindre.
Avis à tous si vous connaissez quelqu’un prêt à identifier des spécimens de diptères à l’espèce : j’ai maintenant 7 adultes et une larve, tous conservés dans l’alcool ou au congélateur. Et j’ai diffusé des photos sur mon compte DocBébitte iNaturalist,si vous voulez en voir davantage (voir aussi ci-dessous).
Entre autres choses, j’aimerais avoir le cœur net quant à l’espèce exacte en cause. Cela me permettrait de me documenter sur son cycle de vie pour résoudre quelques mystères :
1. Comment ces mouches se sont-elles retrouvées dans un terrarium fermé, dans une maison du Québec en plein hiver ?
Hypothèse 1 : les larves étaient déjà présentes dans les mille-pattes capturés. Or, j’ai introduit les derniers mille-pattes dans mon terrarium le 2 septembre. Cela date!
Hypothèse 2 : une diapause pourrait-elle expliquer l’émergence différée par rapport au moment d’introduction ?
Hypothèse 3 : les œufs ou les larves ont été introduits par les feuilles mortes ou les légumes avec lesquels je nourris mes mille-pattes.
2. Ces mouches sont-elles bien parasitoïdes et serait-il possible que d’autres de mes mille-pattes, sains et vigoureux lors de mon grand ménage de terrarium (je les ai inspectés un à un), s’avèrent également parasités ?
En particulier, l’article sur le parasitage de N. americanus indique un manque de connaissance sur la nature du parasitage. Il n’est pas clair si les mouches s’attaquent uniquement à des mille-pattes déjà blessés ou si elles peuvent cibler des individus sains. Or, dans mon cas, tous mes mille-pattes étaient en bon état lors de leur capture.
De surcroît, j’ai examiné attentivement chacun d’eux quand je les ai retirés de mon terrarium, il y a trois semaines : ils étaient indemnes et très vigoureux.
Mais…
Au moment d’écrire ce billet, je viens de trouver un autre individu mort, que je n’ai pas encore osé disséquer, mais qui pourrait bien être parasité lui aussi.
Mystère et boule de gomme ! Si vous avez des hypothèses, écrivez-moi !
La partie 2 de cette intrigante expérience vous sera présentée lorsque j’arriverai à en savoir plus.
Comme on le dit dans les séries télévisées : « to be continued » ! À suivre !
Supplément : identifier une mouche !
Dans un autre ordre d’idées, le processus d’identification d’une mouche à la famille m’a beaucoup amusée. Examiner les caractéristiques de mouches sous la loupe de mon appareil binoculaire m’a ouvert sur un monde fascinant, que je veux vous partager !
Sans être exhaustive, je vous présente donc, à l’aide de photos, quelques attributs physiques des mouches qui m’ont amenée à les identifier comme étant des Sarcophaginae.
1. Le visage.
Plusieurs familles de mouches, dont les Sarcophagidae, ont le visage concave. On y remarque une ligne de suture en forme de « u » inversé, qui est arquée au-dessus de la base des antennes.

2. Les antennes et leurs soies.
Une petite soie, nommée arista, émerge du troisième segment antennaire. Sa présence et sa structure sont des critères à utiliser dans l’identification de diptères. Chez mes spécimens, sa base est plumeuse, alors que son extrémité est filiforme. Une toute fine plume, on dirait ! Jolie, non ?
3. Franges de poils
Sur le côté du thorax, sur la plaque située juste au-dessus de la patte médiane, on remarque une frange de poils. Sa présence fait partie des critères à examiner pour distinguer plusieurs familles de mouches.
4. La coloration
Plusieurs insectes, appartenant à des groupes différents, ont des colorations similaires et il est par conséquent toujours recommandé d’utiliser une vaste palette de critères pour les identifier – pas seulement la couleur. Parfois, cependant, la coloration peut être utilisée, en combinaison avec d’autres critères, pour distinguer des taxons les uns des autres. Par exemple, certaines grosses mouches comme les Sarcophagidae se différencient de leurs consœurs Calliphoridae par la couleur. Ces dernières arborent fréquemment une robe vert ou bleu métallique (cette page iNaturalist), alors que celle de la Sarcophagidae est dans les teintes de gris et noir.
En outre, même si je n’ai pas toutes les réponses à ma mystérieuse et macabre découverte, j’espère vous avoir fait voyager dans le monde fascinant des diptères !
Un monde que nous n’avons pas exploré beaucoup ensemble à ce jour, mais qui a encore bien des secrets à révéler !
Pour en savoir plus
- Borror, D.J. et R.E. White. 1970. Peterson Field Guides – Insects. 404 p.
- Brousseau, P.-M., M. Giroux et I. Tanya Handa. 2020. First record on the biology of Sarcophaga (Bulbostyla) (Diptera, Sarcophagidae). ZooKeys 909: 59-66. Disponible en ligne : https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC7015951/?fbclid=IwY2xjawH_5gdleHRuA2FlbQIxMAABHQUt82EaDjrkoLUB93Iocz6Flvilci-ZVJX87sfhs-ZqWSuQBxQGm5EVHw_aem_afuj7b8PVKI-K1iolIFb1A (page consultée le 23 janvier 2025).
- Bug Guide. Family Sarcophagidae – Flesh Flies. https://bugguide.net/node/view/110 (page consultée le 10 février 2025).
- Dubuc, Y. 2007. Les insectes du Québec. 456 p.
- Evans, A.V. 2008. Field guide to insects and spiders of North America. 497 p.
- iNaturalist. Mouche à Damier (Famille Sarcophagidae). https://inaturalist.ca/taxa/52910-Sarcophagidae (page consultée le 10 février 2025).
- Marshall, S.A. 2009. Insects. Their natural history and diversity. 732 p.
- McGavin, G. 2000. Insectes – Araignées et autres arthropodes terrestres. 255p.
- Normandin, E. 2020. Les insectes du Québec. 620 p.
- Wikipédia. Sarcophagidae. https://fr.wikipedia.org/wiki/Sarcophagidae (page consultée le 10 février 2025).
- YouTube. DocBébitte. Mouches mystères ! https://youtube.com/shorts/orqNpjM1DII (page consultée le 16 février 2025).


















